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Résistance et transition
18 décembre 2018

Le confort de l'entre-soi ou comment j'ai sous-estimé la pertinence du mouvement des Gilets Jaunes

Quand on me demande ce que je fais dans la vie, je commence presque toujours par une moue, à la fois amusée et gênée, pas toujours autant l'un que l'autre d'ailleurs, en fonction de qui pose la question. Je cherche ensuite une réponse socialement acceptable mais il n'en est pas vraiment de satisfaisante. C'est un peu enfermant et pas toujours exact mais disons que je milite, plus précisément que j'essaye de faire ce que je pense être bien, éthique, sur le moment, parfois je le fais dans ce système, parfois contre lui, parfois sans lui.
J'ai la chance, la possibilité, le loisir, de faire cela et j'ai toujours en tête, malgré ma colère, que ce n'est pas le cas de chacun.e.

J'ai dans le sang et sur les lèvres, à chaque minute, la dette grecque, les gens à la rue devant des immeubles vides, le danger du tout sécuritaire et de l'avancement de la surveillance généralisée, ma volonté ferme de mutualiser toute chose, ma haine du néolibéralisme et de l'ubérisation du monde, les destructions écologiques, la souffrance animale, la décroissance, l'autonomie alimentaire, les ZAD, ... c'est une charge mentale importante. Mais, parce que l'âme humaine est faite ainsi de mécanismes de protection et parce que cela fait longtemps que ma vie est ainsi, je me suis endormie sur mes lauriers. Je m'entoure de gens qui pensent et vivent comme moi, des végétarien.ne.s qui mangent des graines, n'achètent jamais rien de neuf, récupèrent jusqu'à leur nourriture et qui me font croire ainsi que le monde change. Car aussi fort que je ne le souhaite pas, pourtant le capitalisme et l'esclavage du salariat continuent de ronger chaque aspect de chaque vie humaine. Alors ma rage s'est muée en autre chose, j'ai appris à préférer planter des carottes que de m'énerver vainement contre la gentrification, agir utilement, du moins je m'en persuade, chaque jour de ma vie plutôt que m'allonger devant les pelleteuses qui détruisent la forêt de Romainville. Occasionnellement, je fais une action directe, lorsque je sais que nous sommes nombreux.ses et que le risque juridique est faible. Par lâcheté. Et lorsque je vais en manif, c'est en sachant pertinemment que la démocrature de Macron et l'Europe libérale s'en fout, c'est juste pour faire corps, être avec les copains, les copines, savoir que je ne suis pas seule à vouloir mettre à bas la toute-puissance de l'argent et du capitalisme, le blasphème permanent contre la Terre Mère.

Car oui, je ne suis pas seule. Il existe aujourd'hui, peu nombreuse mais déterminée, une "classe militante". Issue des classes moyennes précarisées et paupérisées par les mesures d'austérité depuis les années 2000, il s'agit de personnes d'une trentaine d'années qui se sont politisées dans l'errance entre une éducation supérieure qui n'a menée à rien, des occupations de facs au temps du CPE, la loi Travail et Nuit Debout, Notre-Dame des Landes et le temps qui abonde dans un chômage subi au début, choisi par la suite. Cette nouvelle classe, grâce au filet de sécurité de papa/maman et d'un système social encore existant (pour combien de temps si on ne se bat pas pour de vrai pour le défendre) peut se conscienter, faire des choses justes, des choix forts, sans prendre de risques inconsidérés, risquer la rue ou l'assiette vide. Il y a là-dedans des zadistes, des squatteur.se.s, des bobos, des hippies, des néoruraux qui ont en commun de ne plus vouloir coopérer, et qui en paye, mine de rien, un prix parfois élevé.

Comme d'autres de ce groupe, je peux regarder d'un oeil triste celleux qui travaillent pour des multinationales, qui bossent dans le privé tous les jours que Dieu fait et perdent leur temps de vie contre de l'argent, qui s'accrochent au pouvoir d'achat, le pouvoir en d'autres termes de réduire en esclavage d'autres personnes, celui de détruire un maximum de choses, la Terre, sans le vouloir, parfois sans même en avoir conscience. Tout militant le sait bien, on peut faire plier à quelques centaines une banque sur son financement des énergies fossiles, elle aura toujours des clients, on peut toujours salir l'image lisse de Coca ou de Danone, sodas et yaourts se vendront toujours presque comme si de rien n'était. En clair, sans un mouvement d'ampleur de toutes les classes sociales, sans une grève générale illimitée du public et du privé, sans une "grève de la consommation", sans une réorganisation et une autogestion véritable de nos modes de production alimentaire et de denrées et services utiles socialement, aucun véritable changement n'est possible et le gouffre sans fond nous attend à plus ou moins long terme : confiscation des ressources par le privé omniprésent, récoltes insuffisantes, malnutrition, maladies et morts innombrables, migrations massives, guerres civiles et entre pays.

Quand le mouvement des Gilets Jaunes a commencé, je crois qu'aucun mouvement militant historique n'a réalisé ni mesuré ce qu'il se passait et il y avait a minima de la méfiance, souvent même de l'hostilité. Alors que tout le pétrole, le gaz de schiste et autres sables bitumineux devraient désormais rester sous terre pour éviter le réchauffement de plus de 3 degrées, les GJ réclamaient une essence moins chère pour aller bosser. Suicidaire, absurde ? Le soutien de Dupont-Aignan, de Le Pen, quelques discours sur "l'islamisation de l'Europe" plus tard et j'avais carrément envie d'éviter toute allusion à une éventuelle convergence des luttes avec les GJ, c'est-à-dire de construire avec ces gens la résolution des différentes causes (sociales, environnementales, climatiques, économiques) en une seule et unique, souvent résumée à la lutte contre les oppressions/dominations (le capitalisme par l'argent et le patriarcat par les violences sexistes). Je le pensais tout simplement impossible, de par leurs revendications affichées. Les GJ ne semblaient mécontent.e.s que parce que quelque chose les touchaient directement alors que toute une frange de la population donnent une partie ou toute sa vie à aider les autres et à essayer de voir plus loin que le bout de son nez. Je ne voyais pas ce que j'avais à voir avec ses gens. Je crois que comme beaucoup de militant.e.s et c'est bien dommage, je suis classiste. Je ne peux me considérer comme pauvre, même si je vis avec des ressources bien en dessous du seuil de pauvreté parce que j'ai appris à vivre quasiment sans argent. Je ne manque donc de rien. Celleux qui travaillent peuvent au contraire manquer de tout car iels n'ont pas le loisir de s'organiser pour vivre gratuitement. Mais pourtant, nous sommes exactement pareil.le.s, dominé.e.s, exploité.e.s, spoilié.e.s dans nos droits.

Evidemment, il est vexant, lorsque l'on y met autant d'énergie chaque jour, de se voir "confisquer la révolution", surtout avec un message aussi confus parfois. Les premier.e.s à avoir vu les fenêtres qui s'ouvraient entre GJ et militant.e.s vers une convergence sont les syndicalistes mais aussi les antifascistes, c'est le block. En manif, des gens qui n'avaient pas ou plus l'habitude de manifester, des pères/mères de familles, des ancien.ne.s, ont réalisé que ce que disaient les militant.e.s, les zadistes, les "petit.e.s con.ne.s violent.e.s" qui détestent les flics était vrai, que ça n'était pas une interprétation ou une exagération : non, le droit de manifester en France n'existe plus, on se fait gazer, encercler, coincer, nasser sur une manifestation déclarée et validée en préfecture, on peut se prendre un flashball ou une grenade dans le mollet sans avoir absolument RIEN fait dans le seul pays en Europe à utiliser des armes aussi dangereuses sur des manifestant.e.s. Et du coup, des gens qui bossent, qui "ne sont pas rien", qui sont donc un vrai levier économique, ont commencé à casser des vitrines (une pensée pour les familles des vitrines), à brûler des voitures, à s'amuser à déborder la police, à créer des cortèges sauvages polymorphes, qui se séparent et se reforment plus loin, pour rendre fous les CRS, avec un relatif succès. Des gens de classes sociales plus diverses donc, se sont politisés sur le chemin, leurs revendications changent, se durcissent, deviennent plus holistiques et cohérentes et aujourd'hui tout pourrait basculer.

Révolution avant la dinde aux marrons ? Probablement pas, mais un réveillon du 31 sur les Champs qui s'annonce un casse-tête pour la préfecture. Louis Vuitton doit trembler mais ça n'est pas pour nous déplaire, car tant que chacun.e d'entre nous n'aura pas le minimum pour vivre décemment, tant que notre Terre ne sera pas, devant l'argent, l'objet de notre respect, notre amour et de tous nos efforts, le luxe sera un crime contre l'humanité.

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  • Ne vous y trompez pas ! Le colibri de la fable ne trie pas ses déchets, il ne prend pas des douches plus courtes, il ne fait pas du covoiturage, il utilise la totalité de son énergie vitale pour éteindre l'incendie dans la forêt qu'il aime. Soyons uni.e.s.
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