Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Résistance et transition
21 septembre 2018

Sciences sans conscience, etc

Retour sur le colloque « Sciences Responsables »

Je tenais à restituer via un article le plus complet possible le contenu de la journée de conférences que j’ai suivie la semaine dernière au sujet des sciences dites citoyennes, c’est-à-dire des sciences indépendantes du système dominant, celui où le savoir devient marchandise et où les recherches menées ne sont plus que la réponse aux besoins immédiats des industriels (recherche appliquée) ou à des aspirations à l’éthique questionnable (transhumanisme, manipulation du génome, …), en raison de financements publics inexistants ou orientés vers la croissance économique et un progrès technocratique.

J’en suis venue à participer à cette journée un peu par hasard mais le sujet m’intéresse au plus haut point puisque j’ai précisément quitté le domaine scientifique et la R&D en raison de l’absence de sens immédiat que je pouvais trouver dans mon travail. Je ne l’ai pas interprété alors comme une décision politique, même si, avec le recul, cela l’est au plus haut degré. Aujourd’hui, même si je ne veux pas revenir à ce milieu, principalement parce que j’aime davantage militer, mettre les mains dans la terre ou écrire sur mes voyages, il me semble important de « surveiller » l’évolution de l’éthique des sciences, les brèches qui s’ouvrent et les domaines militants qui requièrent de la matière grise.

Bien sûr, il s’agissait d’une rencontre où s’exprimaient et échangeaient principalement des chercheur.se.s, en l’occurrence éminemment citoyennistes, même s’il semblait bien y avoir au moins une intervenante qui avait un véritable discours de rupture. J’y allais sans attente particulière, uniquement la stimulation intellectuelle d’avoir l’impression de passer la journée dans un labo du CNRS. Et en prime, j’ai appris le mot « apocryphe ». Rien que pour ça, ça valait le coup de se déplacer.

Un constat accablant de l’état actuel de la science mainstream

Le diagnostic est le même partout dans le monde. La compétition généralisée du néo-libéralisme a contaminé tous les aspects de la société, transformant la science, tout comme la politique et la finance, en des espaces d’irresponsabilité illimitée où aucun lien n’est fait entre décision et conséquences, où personne ne peut être tenu pour responsable d’une dérive, d’une crise, d’un crime scientifique contre l’humanité, où le système semble être un automate sans pilote, une machine sans âme. Si les responsables existent, ils ne nous sont pas identifiables.

Les différents rapports de force existant entre la science, l’industrie, la politique et la finance ont fait prendre un virage utilitariste important à la recherche qui n’est plus aujourd’hui qu’une compétition pour des financements où il est moins important de chercher dans la « bonne direction » que de pouvoir s’assurer l’obtention de l’argent pour ladite recherche. C’est principalement une catastrophe pour la recherche fondamentale et les sciences sociales, ainsi que tous les domaines pour lesquels la plus-value économique n’est pas immédiate ou évidente. La recherche est devenue un grand marché du savoir mais aussi du doute et du mensonge où tout résultat peut se trouver, se « prouver » et se vendre pour l’intérêt d’un privé, de l’Etat, d’un lobby.

Le rôle du chercheur ou de la chercheuse se trouve limité à un travail d’exécutant et le potentiel subversif du scientifique est systémiquement et systématiquement nié. Les chercheur.se.s déviant.e.s sont ostracisé.e.s, les recherches publiées dans des revues non hégémoniques sont invisibles ou invisibilisées. Finalement, lorsqu’il s’agit de sortir d’un cadre, les chercheur.se.s font preuve d’étonnamment peu d’imagination et de recul face à l’éthique de leur travail. Souvent, la raison invoquée en est le manque de temps pour réfléchir à autre chose que la recherche elle-même et la peur de « freiner le progrès ». Néanmoins, lorsqu’il s’agit de l’impératif de refuser des recherches qui mènent l’humanité vers un gouffre ou de l’absence criante de sujets développés pour autonomiser et donner de la résilience à notre civilisation (agro-écologie, énergies décentralisées, …), aucune excuse ne pourrait être acceptée pour justifier l’inaction des plus brillants esprits du temps.

Aujourd’hui, on ne peut pas vraiment parler d’un contre-modèle en opposition qui existe réellement et soit pérenne. Néanmoins, quelques pistes ont été explorées dans le domaine des sciences non-systémiques :

- la recherche bénévole, indépendante, pour laquelle des personnes utilisent les moyens à leur disposition avec peu ou pas de ressources financières (par exemple les prises de données en écologie des populations, comme le comptage des oiseaux en migration) ;

- la recherche commandée, pour laquelle une association ou un groupement de personnes commandite un organisme de recherche classique pour mener une investigation sur un sujet qu’il ou elle subventionne ;

- la recherche participative menée par un collectif dont éventuellement des chercheur.se.s, des citoyen.ne.s, des associatif.ve.s qui posent ensemble les questionnements et mène la recherche dans une optique d’horizontalité chercheur.se.s/citoyen.ne.s/autres acteur.trice.s.

La principale difficulté demeure d’enrôler dans ce type de démarches des chercheur.se.s émérites dans leur domaine, en proposant des financements dérisoires et avec le risque de stigmatisation des autres acteur.trice.s de la profession.

Une brève histoire de la recherche citoyenne : créer l’intelligence collective

La recherche citoyenne rencontre tous les problèmes d’un chantier ouvert, d’une démarche de pionnier.e.s, à savoir un tâtonnement permanent. L’histoire commence dans les années 70 où, en Europe du Nord et en Italie notamment, un contexte de contestation et de rupture donne le champ libre à des initiatives de recherche indépendante, notamment en collaboration avec le Sud, en tentant de s’affranchir du paternalisme lié à l’histoire coloniale. A cette époque, la globalisation n’a pas encore contaminé la totalité des découvertes scientifiques et des ruptures technologiques mais déjà la confiance des populations dans la science est écornée. La question se pose déjà d’une recherche non étatique, non industrielle et surtout de son implantation et la participation citoyenne dans le paysage de la recherche de façon pérenne et pas dans le cadre de projets ponctuels.

Depuis ces débuts chaotiques, le contrat social entre la recherche et la société civile n’a pas subi de rupture véritable et le fonctionnement linéaire de la recherche est toujours globalement le paradigme majoritaire. Cela relève d’une difficulté de penser horizontalement les problématiques et de se comprendre en terme épistémologique. Les relations avec le Sud notamment auraient nécessité de décoloniser complètement les savoirs et la recherche. On parle alors de désobéissance épistémologique car la colonisation a eu pour impact un véritable lingicide (par exemple, la disparition des graphies africaines) et épistémicide via la scolarisation en langue étrangère (la langue des colons) qui a confisqué aux populations leur propre science, fondamentale, empirique et sociale en les contraignant à penser les aspects complexes, non quotidiens, de la vie dans une langue étrangère, ce qui implique également a posteriori la difficulté de la diffusion des connaissances. Ainsi, les recherches n’intéressent l’occident que lorsqu’elles servent son intérêt (peu de recherche sur le paludisme par exemple avant qu’un changement climatique ne remette en question l’aire de répartition des moustiques porteurs).

Dans les années 90, ATD Quart Monde a lancé un projet de recherche disruptive sur la pauvreté en incluant dans la démarche des travailleur.se.s sociaux et des personnes en situation d’extrême pauvreté. L’idée était de donner, un peu à la Alinsky, de la crédibilité aux populations concernées par la problématique pour définir les questionnements les concernant et de confronter le savoir vernaculaire avec les « acquis » des sciences sociales sur le sujet de la pauvreté qui sont souvent éminemment verticaux, condescendants et qui prennent en compte la pauvreté en termes de besoins et de solutions pensés par le haut, au lieu de réfléchir en termes de ressources et de dignité. En ouvrant ces brèches non-académiques et en invertissant certains raisonnements, cette recherche a permis de faire émerger de nouvelles problématiques, de nouvelles méthodes de validation de la démarche et des résultats. Elle a permis en outre de remettre en cause l’urgence de la situation de la pauvreté, le statut des savoirs vernaculaires (différents du simple témoignage, plutôt une co-construction sociale) et des schémas scientifiques admis tels que la pyramide de Maslow (pyramide des besoins) qui devient un cercle, tout cela par de nouvelles méthodes de mise en réciprocité et d’autonomisation des savoirs.

Se dégager de l’emprise industrielle

Comment maîtriser une science modelée par la compétition et l’injonction permanente d’être concret ? Comment orienter la recherche vers l’intérêt commun plutôt que dans un fonctionnement systémique ? Question ouverte et complexe, surtout en restant intégré et connecté dans l’écosystème de la recherche scientifique, de ses laboratoires et de ses revues.

L’innovation est une injonction systémique également, je vous invite pour approfondir le sujet à regarder la conférence « Innovation et progrès » d’Etienne Klein. C’est ce qu’il faut pour que « rien ne change » et que le monde « ne se défasse pas » c’est-à-dire que, dans le discours néolibéral, sans innover, la société pourrit, elle dégénère, elle tombe dans la déchéance, la dystrophie, la désagrégation, la décrépitude, la décadence, l’abâtardissement, je pense que vous avez compris, je peux fermer le dico des synonymes. Bref, l’innovation c’est le bien.

Pourtant, c’est souvent un bon gros foutage de gueule. Prenons l’exemple de la pharmacopée ; de nombreux experts s’accordent à dire qu’il n’y a pas de véritable nouveauté dans le domaine de la pharmaceutique depuis 1975, que ce qui survient après, ce sont des changements de packaging, des subterfuges pour prolonger les monopoles et empêcher le maximum de molécules d’être générisables. Du fait de l’absence d’innovations, la situation pourrait être stable et simple. On recense environ 10.000 maladies connues et 10.000 molécules actives sur le marché. Puisqu’un gène code une protéine dont le dosage ou la défaillance peut provoquer un dysfonctionnement donc une maladie, on pourrait imaginer les deux ensembles (maladies et médicaments) comme deux ensembles bijectifs. Que nenni. Le marketing transforme M. et Mme Toutlemonde en malade qui s’ignorait et la financiarisation de la santé provoque une concurrence féroce sur les marchés porteurs (maladies de civilisation : stress, maladies auto-immunes, maladies cardio-vasculaires) et un vide intersidéral du côté des maladies sans marché juteux (maladies complexes à diagnostiquer, à symptômes multiples et/ou rares).

Pour contrer cet état de fait, des exceptions existent comme la collaboration Cochrane qui réunit environ 30.000 experts sans lien d’intérêt avec le monde de la pharmaceutique qui travaille à une réévaluation indépendante des savoirs médicaux ainsi que la DNDI (Drugs for Neglected Disease Initiative). Ca paraît joli mais quand on regarde d’un peu près, les fondations qui financent ces projets trempent aussi dans les industries louches et contrôlent ainsi la totalité de la filière. J’aurai voulu finir ce paragraphe sur un truc cool mais j’ai raté. Désolée.

Recherche participative : de l’horizontalité avec les acteurs de l’agroécologie

La généralisation des OGM relève de la prédominance de la biologie moléculaire dans le champ de la biologie et de l’abandon tacite du principe de précaution. Un tiers secteur de recherche « empirique » se développe pour la sélection des semences biologiques, via un projet de l’INRA.

Ce projet de recherche participative se construit autour de paysan.ne.s-chercheur.se.s et de plusieurs laboratoires de recherche en France, sur la demande des acteur.trice.s de l’agriculture paysanne, en demande de variétés-populations répondant aux besoins de petites exploitations, sans intrants, de meilleure qualité et répondant de près à un cahier des charges personnalisé en fonction du type de sol et de climat. Cette recherche est par son essence-même décentralisée puisqu’elle a lieu sur les exploitations, un peu partout sur le territoire.

L’encapacitation (le fameux empowerment) des agriculteur.trice.s et des animateur.trice.s de terrain se fait via des outils génériques d’aide à la gestion et à la sélection collective de diversité dans une base de données qui favorise l’interdisciplinarité. L’action entraîne l’évaluation, l’analyse et le résultat qui génèrent à leur tour la discussion qui boucle sur l’action.

Malgré des difficultés liées au temps nécessaire à se comprendre, à construire la confiance, à trouver les financiers adéquats et le manque de reconnaissance politique de la recherche participative, cette dernière exerce un contre-pouvoir, centre la recherche sur des enjeux sociétaux et créé de nouveaux métiers.

La science au cœur de la démocratie

La justification de la création de l’association « Sciences citoyennes » et de la tenue de ces colloques repose sur la nécessité de développer des savoirs pour résister et envisager d’autres possibles. Ceci commence par la dénonciation du déficit de démocratie et de prise en compte du bien commun dans tous les aspects de la société et pas seulement dans la recherche. Il est temps de ne plus laisser les logiques de court-terme dominer et le marché déterminer l’utilité de la recherche, conséquence des relations trop étroites avec le secteur privé à but lucratif.

Les subterfuges actuellement utilisés pour demander l’avis de l’opinion publique ne trompent personne. Les consultations, déjà partie congrue de la démocratie participative, ne sont prises en compte que si leur résultat va dans le sens des marchands.

Dans le discours européen (et du coup français), les scientifiques devraient se retrouver « entre eux », explicitement sans les citoyen.ne.s pour retrouver leur éthique et leur légitimité. Les autres acteur.trice.s seraient des marchand.e.s de doute. Il n’y a pas de remise en question systémique, le problème est sensé être individuel.

L’expérimentation des sciences participatives n’a quasiment jamais été à l’initiative de l’Etat mais bien plutôt des régions. Aujourd’hui cependant, elle est resserrée, comme la recherche mainstream, également à l’utilitarisme et s’épaule seulement sur un fonctionnement différent et pas une finalité différente. Pour mener la lutte, c’est donc le tissu associatif et l’engagement individuel qui pourraient servir de levier, même avec une place minoritaire, dans le paysage de la recherche, comme par exemple avec la création d’une maison des lanceur.se.s d’alerte. La responsabilisation de la société civile face aux crises sociétales est un engagement de long-terme dont les effets se cumulent contre la marchandisation et les postures autoritaires, via des perspectives résolument décentralisées.

Une recherche orientée par la société civile

Ce qui se passe dans les laboratoires aura une grande implication sur le système Terre et sur l’informatisation des existences dans les années à venir et les crises afférentes. Cela modifiera, de fait, le contrat social entre la recherche et les citoyen.ne.s.

Pourquoi aujourd’hui, on recherche dans les domaines des OGM, du nucléaire, de l’intelligence artificielle, de l’ADN, de la géo-ingénierie, des voitures électriques, etc ? Si les peuples avaient pu choisir les orientations de la recherche, on peut supposer que les sujets développés auraient été très différents. Les citoyen.ne.s donneraient la part belle à la recherche fondamentale notamment et au développement de la collaboration plutôt que de la compétition dans la recherche. Pour que les personnes puissent s’exprimer, il faut développer des outils pour proposer une véritable participation non-biaisée des citoyen.ne.s et imposer leur légitimité aux pouvoirs publics, permettre d’établir des priorités mais aussi de proclamer des interdits. Même un groupe de profanes, s’il est suffisamment objectivement informé, peut exprimer un avis éthique pertinent sur un sujet complexe grâce à l’intelligence collective, aux qualités humaines naturelles. Le doute irréductible sur la pertinence de l’avis citoyen a tendance à invalider sa légitimité. Pourtant, la science ne peut survivre que si on l’ouvre de nouveau au bon sens, au sens commun. Il faut pour cela, permettre aux personnes de décrire le monde commun pour l’améliorer, en décrivant leur crise de subsistance individuelle.

Repenser la responsabilité des sciences

L’irresponsabilité des sciences est actuellement liée à l’immunité des entreprises sur les questions écologiques, climatiques et économiques. Le capitalisme productiviste et fossiliste se nourrit de sa propre impunité face à ses externalités.

Dans l’état actuel des législations internationales pour l’environnement, il n’existe aucune disposition qui soit à la fois contraignante et universelle. Ce qui est contraignant n’est pas universel et ce qui est universel n’est pas contraignant et se repose sur le volontarisme des états comme des ETN (entreprises transnationales). Grâce aux alliances entre société civile et scientifiques, il a parfois été possible de condamner des états en regard de leur constitution, comme devant l’obligation de protéger leur population qui subira les effets des pollutions et du changement climatique. Cela a abouti aux Pays-Bas, au Pakistan et en Colombie, peut-être bientôt aux USA. Un tribunal international déclarant le crime d’écocide pourrait faire avancer la cause environnementale car les tribunaux étatiques se heurtent à la plasticité des ETN et de leurs filiales qui peuvent apparaître et disparaître à l’envi.

Si l’Anthropocène est la description de l’impact de l’homme en tant que forme géologique (ce que je trouve personnellement présomptueux et une véritable glamorisation de l’apocalypse), l’homme a la possibilité de reprendre par la technique ou bien, les causalités non-linéaires induites par son activité et les boucles de rétroaction font déjà du système Terre un système hors de contrôle.

Les accents réminiscents d’une journée en amphi

Si je devais résumer ce que j’ai appris sur cette journée, c’est tout de même une assez agréable sensation qu’il y a une prise de conscience d’une partie des personnels scientifiques des enjeux globaux et de la responsabilité de la recherche dans ces enjeux. C’est peu, c’est tard, mais c’est mieux que rien, je crois.

Dans l’optique d’horizontalité de la recherche, il est toujours gênant que celleux qui définissent la légitimité de chacun.e à participer soient précisément celleux qui détiennent le savoir et ladite légitimité à la base. Mais il faut bien commencer quelque part et ouvrir la science semble le point de départ. Encore faut-il que la société civile s’empare de son pouvoir d’action politique, ce qu’elle ne fait pas habituellement sur les autres thématiques où elle est sollicitée. Comme sur toutes les problématiques sociétales, c’est la torpeur qui nous condamne. Ne soyons pas spectateur.trice.s de la vie, soyons chercheur.se.s de vérité !

Publicité
Publicité
Commentaires
Résistance et transition
  • Ne vous y trompez pas ! Le colibri de la fable ne trie pas ses déchets, il ne prend pas des douches plus courtes, il ne fait pas du covoiturage, il utilise la totalité de son énergie vitale pour éteindre l'incendie dans la forêt qu'il aime. Soyons uni.e.s.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité